jeudi 19 septembre 2013

Économie mondiale et conflit de travail

Le 18 août dernier, la compagnie d’extraction canadienne Pacific Rubiales Energy (PRE) faisait face à de nombreuses condamnations (symboliques) pour ses opérations en sol colombien par un tribunal «populaire» colombien.  Il faut savoir que la Colombie vit présentement un conflit armé depuis plusieurs années, et c’est en ce sens que depuis environ 15 ans, de nombreuses organisations colombiennes tentent de dénoncer la participation d’entreprises étrangères dans des crimes commis dans le cadre de ce conflit, par exemple en finançant la militarisation de leurs infrastructures. L’objectif de ce tribunal populaire est donc de permettre de créer un espace politique démocratique susceptible de mener à terme des mouvements sociaux organisés par des collectifs et de donner plus de visibilité au conflit. Notons au passage qu’une vingtaine de Canadiens et Québécois provenant de différente organisation syndicale, sociale et politique était présents lors du jugement. Parmi les droits violés, citons la violation du droit d’association syndicale, des droits constitutionnels, des législations environnementales et des droits ancestraux des peuples autochtones. [1]

Nous avons donc la le prototype de la méchante grosse entreprise pétrolière faisait face au régiment d’écolos gauchistes syndiqués et autres amis du genre humain dont raffolent les quotidiens, je caricature. Mais justement, ne simplifions pas les choses, puisqu’il y a bien plus qu’une lutte idéologique derrière ce conflit. Pour mieux percevoir toutes les implications derrière celui-ci, dressons un bref historique des différents acteurs à considérer lors de conflits reliés au travail, afin de nous permettre également de constater comment les choses se sont complexifiées.

Tout d’abord, on peut communément se représenter l’opposition qu’il peut exister entre les intérêts de l’employeur et des employés. Cette vision des conflits au travail a notamment été popularisée par Karl Marx, qui opposait la bourgeoisie au prolétaire, les entrepreneurs aux salariés pour utiliser des termes plus actuels. Marx appelait alors à un mouvement collectif de la part des ouvriers afin qu’ils puissent se libérer de leur dépendance face à leur employeur. On peut aujourd’hui percevoir une certaine atteinte de cet objectif (bien que nous sommes bien loin du communisme !) avec l’apparition des syndicats dans la plupart des pays occidentaux industrialisés depuis la deuxième moitié du 19e  siècle environ[2]. En effet, le syndicat permet aux travailleurs d’utiliser la force de leur nombre afin de pouvoir obtenir certaines revendications face à leur employeur, en plus de la reconnaissance légale qui l’accompagne habituellement. De plus, avec le développement d’un «État protecteur» dans les années 1960[3], les travailleurs possèdent maintenant certaines protections qui sont assurées par l’État, bien que nous assistons présentement à une baisse significative de ces protections[4]. Nous pouvons donc désigner sommairement trois acteurs possiblement impliqués lors de conflits dans le milieu de travail : l’État, l’entreprise ou l’employeur et finalement les syndicats. À ajouter qu’un quatrième acteur est dorénavant présent depuis que nous sommes entrés dans une société dite «post-industrielle», celle des actionnaires, qui possède de plus en plus d’emprise sur les décisions qui sont prises[5].

Le cas du conflit de la PRE est particulièrement intéressant puisqu’il illustre parfaitement dans quelle complexité nous devons analyser les différents conflits reliés au travail contemporain. Tous n’ont pas la chance de travailler dans un pays occidental industrialisé, dans une entreprise syndiquée ou du moins avec une sécurité d’emploi relative, doublé de protection sociale assurée  par son État. En effet, nous avons ici affaire à un énorme bassin d’employés contractuels qui sont engagés en sous-traitance sur des périodes de 28 jours, et ce, sur une base renouvelable à l’intérieur de conditions de travail non-réglementés laissés à la discrétion de l’employeur en place. Sans considérer le fait que cette situation place le travailleur dans une situation très précaire où il ne possède pratiquement aucune protection et garantie vis-à-vis son travail, on peut aussi se questionner sur la difficulté de ces travailleurs d’organiser une action collective avec une pareille mobilité de la main-d’œuvre. De plus, lorsqu’ils le font à travers des manifestations locales, ils obtiennent en réponse une intervention militaire dirigée par leur gouvernement. Pour ce qui est de la protection syndicale, l’entreprise renie une entente auparavant signée avec l’USO, le syndicat pétrolier national, qu’elle accuse d’être une organisation terroriste afin de miner sa crédibilité. Des recours juridiques par l’USO sont présentement en cours en ce sens. Autrement, les employés qui affichent une filiation à l’USO risquent le congédiement ou des menaces de mort. À ce sujet, certains actionnaires de la compagnie ont été accusés en justice d’avoir fait l’acquisition de médias colombiens afin de taire toutes allégations sur ce conflit. En ce qui concerne l’État, une seconde complexité vient s’ajouter du fait que le conflit concerne les relations internationales entre le Canada et la Colombie et non seulement la Colombie. Qui plus est, au sein même du Canada, des revendications du parti politique provincial Québec Solidaire ont été émises à l’intention du gouvernement fédéral.

Et l’action collective dans tout ça ? Elle se fait par le biais de nombreuse organisation syndicale, politique, sociale et internationale regroupées qui tente d’augmenter la visibilité de ce conflit et de faire appel au système juridique. Le tribunal populaire, bien que seulement symbolique, symbolise justement cet effort d’élaboration d’un mouvement collectif. Autrement, d’autres actions de visibilités ont été menées, notamment une perturbation de l’assemblée des actionnaires de la compagnie, afin de confronter ceux-ci devant ce conflit. Bref, le marché du travail contemporain a ceci de particulier qu’il se trouve à la jonction d’une multitude de «champs», pour reprendre une expression du sociologue Pierre Bourdieu, qui possèdent chacun leur propres lois et manières d’aborder une problématique, mais qui se confronte néanmoins à l’occasion d’un conflit. Dans le cas qui nous intéresse, énumérons par exemple le champ politique, économique, syndical, mais aussi les champs médiatiques, juridiques, communautaires, environnementaux, culturels et celui des relations internationales. La pluralité des différentes sources d’influences au sein d’une même lutte illustre bien qu’un conflit ne concerne jamais simplement que le marché du travail et les acteurs impliqués, mais bien l’ensemble du contexte sociétal plus large dans lequel il se loge.



[1] L’ensemble des informations factuelles sur le conflit proviennent du rapport émis par le PASC à ce sujet accessible en ligne : http://www.pasc.ca/fr/article/rapport-audience-contre-la-p%C3%A9troli%C3%A8re-canadienne-pacific-rubiales-energy, consulté le 19 septembre 2013.
[2] Gagnon, M.-J., & Institut québécois de recherche sur la culture (1994). Le syndicalisme : état des lieux et enjeux. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture.
[3] Castel, R. (2003). L'insécurité sociale : qu'est-ce qu'être protégé? Paris: Éditions du Seuil.
[4] Bernier, N. F., Bernier, N. F., & ebrary Inc. (2003). Le désengagement de l'État providence. Montréal, Que.: Presses de l'Université de Montréal.
[5] Touraine, A. (2010). Après la crise. Paris: Seuil.
 

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