dimanche 22 septembre 2013

La grève de Marikana un an après



           Le 16 septembre dernier, le Daily Maverick, journal 2.0 de l’Afrique du Sud, rapportait de nouveaux développements sur une tout autre commission que celle qui fait compétition aux Feux de l’Amour sur les chaînes câblées du Québec[1]. Nommée Marikana, du nom de la ville où ont eu lieu les événements peu glorieux qu’elle a la charge de clarifier, cette commission recevait la semaine passée les révélations d’un lieutenant colonel mettant à jour un travail d’effacement d’informations et de réarrangements des faits effectués par le South Afrikans Police Services (SAPS). Un des évènements les plus marquants de cette grève où 44 personnes auraient perdu la vie, comme le rapportait le New York Times à l’époque[2], fut le jour où la police aurait ouvert le feu sur un groupe d’environ 3000 mineurs, images qui ont fait le tour du monde à l’époque. Bien que la commission ne soit pas encore arrivée à son terme, il est déjà possible de tirer certaines conclusions en tablant sur ce qui est maintenant de notoriété publique.
          Il faut d’abord replacer rapidement ces évènements dans l’histoire récente de l’Afrique du Sud. La journaliste et auteur Naomie Klein décrit comment l’arrivé au pouvoir de l’ANC (African National Congress) à la fin de l’apartheid et les dix ans qui ont suivi n’ont pas vu se réaliser les promesses de nationalisation de l’économie et de redistribution des richesses. C’est que le message envoyé par les influents dirigeants européens à cette époque était qu’il fallait suivre les lumières des théories néolibérales en cette période où venait de s’effondrer le régime soviétique : « If Moscow had given in, how could a raggedy band of freedom fighters in South Africa resist such a forceful global tide? »[3]. C'est donc un peu plus de 10 ans plus tard, période durant laquelle le pourcentage de sud-africains noirs sans travail aurait plus que doublé[4] qu'a eu lieu cette grève de mineurs. Tout ça dans un pays où il existe un droit du travail où, en théorie, les gens ne devraient plus être discriminées sur la couleur de leur peau et où est assuré le droit à la grève et à manifester. Comme l’ont appris beaucoup d’étudiants et d’étudiantes au printemps 2012 au Québec, ce qui pour certains s’appelle une grève où une manifestation pacifique pourra être envisagée différemment par ceux qui s’assurent de l’ordre public; l’absence d’un plan de parcours, un lancer d’une balle de neige ou d’un feu d’artifice pourront délégitimer l’événement et rendre légitime la répression par la force et les sanctions monétaires. Ce qui a été appris par les travailleurs de la mine de platine le jour des évènements tristement célèbres c’est que le système de négociation tripartite entre le gouvernement, les entreprises et les syndicats ne tolérait pas une déviance aux protocoles habituels. Peter Alexander, auteur d’un livre sur les événements, décrit comment le cadre législatif permet des grèves où le travailleur est protégé, mais seulement à la suite de longues procédures. Dans le cas de leur non-respect, les travailleurs ne sont pas protégés, le groupe aurait aussi grevé sans l’autorisation ou l’appui du syndicat majoritaire :

« workers have gone on strike without them being protected; that is they are unprotected strikes (sometimes referred to wrongly as illegal strikes) and they have challenged the majority union, NUM, and hence its capacity to continue to benefit from the check-off arrangements, and a number of other aspects we can talk about. [5]»

          Dans cette grève d’une partie des travailleurs d’une mine de platine appartenant à l’entreprise britannique Lonmin on voit l’aboutissement contemporain de certaines des conditions menant à la « Société Salariale » décrite par Robert Castel, surtout la cinquième : « l’inscription dans un droit du travail qui reconnaît le travailleur en tant que membre d’un collectif »[6]. Toutefois, cette dernière semble compromise par certaines pratiques managériales. Comme le prévient Omar Aktouf, les avancées dans la compréhension du cadre informel du travail permettent un nouveau type de contrôle par l’employeur : « Dans la visée pratique, on s’est attaché très vite à déceler les facteurs d’attraction entre les personnes pour canaliser le fonctionnement des groupes dans le sens des intérêts des dirigeants »[7]. Dans la mine de Marikana, Peter Alexander décrit la manière dont les dirigeants syndicaux seront payés trois fois plus que les employés normaux par la compagnie et auront différents privilèges ce qui, à son avis, pourrait corrompre ce système où les revendications passent obligatoirement par les syndicats et empêcher le travailleur de faire valoir ses revendications au sein d’un collectif :

« So, the character of NUM and its relationship to the government and the mining companies create all sorts of possibilities for careerists, and indeed for corruption, and a very large part of the current rebellion in the mines is a rebellion against the NUM leadership as well as against the mining companies. » [8]

        Cela trace la toile de fond des évènements de 2012. Un groupe de travailleurs de la mine dont les conditions de travail étaient particulièrement difficiles décide de protester. Ils ne réussissent pas à se faire entendre de leurs principaux syndicats, ni des dirigeants de l’entreprise qui ne veulent pas négocier avec eux. Les forces de l’ordre gouvernementales font usage d’une violence excessive et peut-être planifiée à la suite de corruption, du moins, d’après les développements de la semaine dernière.[9] L’étude des nouveaux éléments et de nouveaux témoignages permettra possiblement de comprendre l’intervention brutale de la police. S’agissait-il des représentants de l’usine qui voulaient une reprise des activités, du syndicat majoritaire qui craignait pour son monopole, de corruption plus profonde de l’état aux politiques néolibérales? S’il se peut que la commission ne permette pas d’aller au fond des choses, ce qui est certain ici, c’est que les politiques managériales qui subvertissent le syndicat rendent le mineur impuissant, incapable de faire entendre sa voix par les canaux traditionnels maintenant déviés et obstrués.

                                                                                                                     Julien Voyer



[1]Greg Marinovich et Greg Nicolson, «Marikana Commission: Lies, videotapes and the police's crumbling wall of deceit», Daily Maverick, 16 septembre 2013, <http://www.dailymaverick.co.za/article/2013-09-16-marikana-commission-lies-videotapes-and-the-polices-crumbling-wall-of-deceit/#.Uj8QpOCUFU->.
[2] Lydia Polgree, « Mine Strike Mayhem Stuns South Africa as Police Open Fire», The New York Times, 16 Août 2012, <http://www.nytimes.com/2012/08/17/world/africa/south-african-police-fire-on-striking-miners.html?_r=0>
[3]Naomie Klein, The Schock Doctrine, Metropolitan Books, Henry Holt and Company, New York, 2007,  p. 216.
[4] Ibid.
[5] International Socialism et Peter Alexander, «Interview: South Africa after Marikana», International Socialism, Num. 137. 8 Janvier 2013. <http://www.isj.org.uk/index.php4?id=865>
[6] R. Castel. Les métamorphoses de la questions sociale : une chronique du salariat, collection «folio essais», Gallimard, France, 1995, p. 543.
[7] Omar Aktouf, «Elton Mayo et les sciences du comportement face au management du comportement organisationnel», dans « Le management : entre renouvellement et tradition», Gaetan Morin Éditeur, Montréal, p. 177.
[8] International Socialism et Peter Alexander, «Interview: South Africa after Marikana», International Socialism, Num. 137. 8 Janvier 2013. <http://www.isj.org.uk/index.php4?id=865>
[9] Greg Marinovich et Greg Nicolson, «Marikana Commission: Lies, videotapes and the police's crumbling wall of deceit», Daily Maverick, 16 septembre 2013, <http://www.dailymaverick.co.za/article/2013-09-16-marikana-commission-lies-videotapes-and-the-polices-crumbling-wall-of-deceit/#.Uj8QpOCUFU->.

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