mardi 24 septembre 2013

La réduction de l'absentéisme : ajustement au vieillissement démographique ou instauration de dispositifs d'exploitation et de contrôle au nom du rendement ?



Dans son plus récent communiqué, le Conference Board of Canada[1] soutient que l’absentéisme des travailleurs canadiens a causé des pertes directes à l’économie canadienne de plus 16,6 milliards de dollars ce qui représente près de 2,4 %  de la masse salariale annuelle brute. La perte est, selon eux, moins importante lorsque les travailleurs rattrapent gratuitement le temps de travail manqué. En effet, c’est qu’il s’agit des coûts occasionnés par les congés payés. Cela ne comprend pas les coûts indirects (remplacement, temps de travail administratif pour le remplacement, baisse de productivité et surcharge de travail pour les autres travailleurs). Le Conférence Board conclut qu’il est déplorable que moins de la moitié des entreprises canadiennes fassent le suivi des « absences et de leurs motifs ». L’organisation affirme qu’il faudra que la situation change afin de réduire la croissance de l’absentéisme qu’ils attribuent principalement au vieillissement de la population.  Ils ont donc comme objectifs, dans une série de trois rapports, de prescrire la bonne pratique à adopter afin de réduire l’absentéisme et mieux gérer l’invalidité dans les entreprises. Soulignons que ces conclusions sont tirées d’une étude dont le taux de réponse était de 27 % seulement. De plus, elle ne comprend pas les travailleurs autonomes, les travailleurs à temps partiel et les travailleurs familiaux non rémunérés, considérant que ceux-ci ne posent pas de problème de gestion puisque leur horaire personnel est déjà flexible. Leur vie personnelle n’est pas reconnue comme posant problème à l’entreprise. Cela n’est toutefois pas notre propos. J'expliciterai plutôt dans quelle mesure le diagnostic et le pronostique du Conference Board est inscrit dans une logique de disciplinarisation de la main-d’œuvre au profit du délitement du rapport salarial sur la base de la compétitivité et de la performance d’entreprise.  
Rappelons que le Conference Board[2] est un organisme indépendant et non partisan, un think tank de droite, qui a pour mission d’effectuer des études de prévision économique et de rendement organisationnel pour des organismes publics et des entreprises privées. Son objectif est donc de maximiser les profits en améliorant les logiques organisationnelles des entreprises. Au sein de cet organisme, ils sont préoccupés par « la perte de productivité et de revenu » des entreprises. Accéder à leur rapport sur l’absentéisme[3] pour le travailleur ou la travailleuse moyen n’est pratiquement pas possible considérant son coût exorbitant de 299, 00$. En ce sens, on peut affirmer que les recommandations faites ne s’adressent pas à ceux-ci, mais bien aux gestionnaires. La politique proposée par le think tank, si on se fie à ses principales comparaisons, s’oriente dans le sens du workfare à l’américaine. D’ailleurs, dans son rapport, on y souligne que les Américains prennent en moyenne moins de congés occasionnels non prévus que les Canadiens (5 contre 9). Rappelons que nos voisins du sud sont aussi les travailleurs avec le moins de congés payés[4] des pays de l’OCDE.  Ils soulignent aussi le rendement en matière d’absentéisme au Royaume-Uni qui est de près de 7 jours de congé occasionnel payés.
Selon le think tank, les travailleurs et travailleuses à temps plein, surtout syndiqués, et ce dans la plupart des provinces hormis l’Alberta et l’Ontario, prennent trop de congés de maladie ou de responsabilités familiales (11 jours en moyenne contre 8). Les chiffres comprennent les congés de paternité sauf pour le Québec. On constate donc que les auteurs du rapport favorisent un comportement des travailleurs en matière de congés occasionnel qui serait de moins de 10 jours par années, ce qui favoriserait le rendement en réduisant l’impact sur la masse salariale au détriment de la qualité de vie. Il me semble que l’étude produite par le Conference Board souhaite répondre au postulat de la théorie économique qui veut  que la variabilité de la production réduise le rendement[5]

Conciliation travail-famille, transformation des habitus et rendement de l’entreprise

L’enjeu, affirment-ils, est donc de créer des politiques organisationnelles flexibles permettant aux travailleurs et travailleuses de réduire leur taux d’absence, mais surtout le coût en masse salariale, tout en leur permettant d’assumer leurs responsabilités « hors entreprise ». On argumente d’ailleurs qu’avec le vieillissement de la population il est nécessaire de trouver des « aménagements flexibles » pour alléger les travailleurs du poids de leurs responsabilités familiales ou pour accommoder leur situation de santé, tout en assurant la performance de l’entreprise. Cependant, il est important de noter qu’assurer le rendement signifie réduire les « importantes pertes » improductives en salaires et autres dépenses dues à l’absentéisme lié à maladie ou à des raisons personnelles tant  pour le Canada que pour ses entreprises. « Trouver des aménagements flexibles » signifie donc trouver les moyens de libérer les travailleurs de leurs temps de travail au moment opportun, tout en réduisant les dépenses de l’entreprise. Ceci signifie d’un point de vue salarial de couper dans les congés de maladie payés ou obtenir des heures bénévoles de la part des travailleurs et travailleuses.
            Ainsi, le Conference Board propose l’implantation, au sein des organisations, de « politiques de contrôle et de suivis des absences et de leurs motifs ». Cela implique de contourner, en dépit de ne pas pouvoir les éliminer, les politiques qui protègent le droit à la vie privée, dans le but d’obtenir plus d’informations sur les raisons des absences. Pour se faire, on suggère tout un processus de surveillance et de disciplinarisation. L'organisme fait aussi la promotion de la culture d’entreprise, suivant l’idée que les relations employeurs-employés positives et les petits milieux de travail réduisent l’absentéisme et améliore la production.
De plus, afin de limiter les influences sociales négatives et les mauvaises habitudes de vie, on y suggère d’aménager des conditions d’ « épanouissement » au sein de l’organisation. Cela aurait pour effet de réduire la dépendance envers l'extérieur de l'entreprise. Notamment, en vue de prévenir la maladie,  l'organisme propose de développer des programmes d’«hygiène de vie», de « programme de santé et de mieux-être » afin d’induire des pratiques corporelle adéquate au bon fonctionnement de l’entreprise. C’est-à-dire réduire le stress ou les accidents de travail par la formation et les activités d’équipe. Dans ces deux prochains rapports, le think tank, proposera ses solutions pour gérer l’invalidité et l’absentéisme au travail.  On pourrait voir ici un plaidoyer pour la désyndicalisation de la fonction publique lorsqu’on remarque que les principaux secteurs visés s’y retrouvent. L’idée est d’y introduire la culture d’entreprise.
C’est donc au nom de la productivité et de la croissance économique qu’on souhaite réduire le temps de congés payés en contrôlant « à la source » les causes d’absence, plutôt qu’en aménageant le travail de sorte qu’il prenne en compte les besoins en temps de repos et de loisir. On argumentera sans doute que déjà la population canadienne est suffisamment fainéante comparativement à la main-d’œuvre étrangère en sol canadien ou à l'extérieur. Faut-il alors aspirer collectivement à l'exploitation par le travail ou plutôt à l'émancipation vis-à-vis du temps de travail ?

Surmenage et congés occasionnels des travailleurs permanents et temporaires

Alors que le rapport est tout en nuance sur les raisons qui peuvent causer les absences selon les  milieux de travail et leurs exigences propres, le communiqué ne fait que ressortir le haut taux d’absentéisme dans les secteurs publics et syndiqués; le manque de surveillance et d’évaluation des coûts dans les secteurs privés et les enjeux liés au vieillissement. Il n’y est pas mention des enjeux de surmenage causé par les responsabilités et la pression au travail non plus des enjeux de conciliation travail-famille. Plutôt, on préfère mettre l’accent sur l’absentéisme au travail des personnes plus âgées et de parler de vieillissement de la population afin de chercher des moyens de contrôler ce phénomène avant qu’il ne s’amplifie. Le rapport n’aborde pas le fait que l’âge de la retraite ait été repoussé par le gouvernement ni le processus de désyndicalisation entamé dans la fonction publique canadienne depuis 2012, puisque les données sont de 2011.
 Il semble que l’emphase soit mise sur l’absentéisme dû au vieillissement, sur l’importance de l’absentéisme des syndiqués ou des employé-es de la fonction publique, ainsi que sur les pertes en capitaux occasionnés pour les entreprises et le PIB canadien. Notons qu’à aucun moment on ne considère que les salaires versés ont tout de même été réinjectés en consommation sur le marché canadien par les travailleurs. Dans tous les cas, les dimensions retenues par le communiqué éclipsent le surmenage existant dans certains secteurs de travail comme dans les soins de santé. On renvoie plutôt  symboliquement ce phénomène à une « mentalité de droit acquis » en dénonçant la surreprésentation de la fonction publique syndiquée. La mentalité de « droit acquis » est soulignée dans le rapport et est considérée pathologique. Cela dit je crois beaucoup plus problématique de ne pas prioriser les enjeux de surmenage que peuvent engendrer les exigences d’un milieu comme celui des soins de santé, comme dans tout autre secteur pouvant causer du stress ou l’éreintement physique. Faut-il rappeler les nombreuses études et les nombreux cas qui illustrent les effets du travail excessif ? Cela touche plusieurs types d’activité, dans les soins de santé. Ce sont les emplois les plus difficiles psychologiquement et physiquement qui présentent le plus haut taux de congé. Le rapport précise que ce sont les infirmières et les aides aux bénéficiaires qui prennent davantage de congés dans la fonction publique. Il est aussi signalé que plusieurs mentionnent avoir subi des agressions physiques à caractère sexuel ou des agressions verbales à plusieurs reprises. Dans un autre registre d’emploi, je pense aussi au jeune stagiaire à la City Bank qui est mort au bout de trois jours de travail consécutifs afin de satisfaire les clients[6]. La vie vaut plus que le rendement d’une entreprise et la satisfaction « just-on-time » de tous les clients, sortir de l’attitude collective « client ». Cesser de réduire les effectifs peut être une autre solution intéressante à envisager s’il n’est pas possible de réduire le caractère immédiat des besoins « clients ».
En outre, il est remarquable que le Conference Board souligne dans son rapport la différence du taux d’absentéisme entre l’Alberta et l’Ontario et le reste des provinces afin de les citer comme un exemple, sauf la Colombie-Britannique et le Manitoba dont il n’est pas question dans le rapport. Ces deux provinces ont, selon les auteurs, un taux de syndicalisation plus bas que les autres. J’ajouterais qu’ils présentent aussi, avec la Colombie-Britannique, les taux d’emploi de travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés les plus élevés d’entre les provinces. Ceux-ci ont des conditions de travail très strictes et ils n’ont pas le droit d’être malades, du moins de prendre congé en cas de maladie. Si tel est le cas, ils risquent le renvoi arbitraire dans leur pays avant la fin de leurs contrats, et parfois même avant de pouvoir obtenir les soins qui leur seraient dus.  Ceux-ci ne sont sans doute pas épargnés par le surmenage. Il ne refuserait pas un salaire décent, des heures de travail raisonnables et un équilibre raisonnable entre les jours de congé et les jours ouvrables. Cela dit, il n’y aucun moyen de savoir quelles sont les entreprises qui ont accepté de répondre et si elles emploient des travailleurs étrangers temporaires. Je  crois toutefois qu’il serait préférable de défendre les droits de ceux-ci aux congés et aux soins de santé, ainsi qu’a une meilleure condition salariale plutôt que d’instrumentaliser leur exploitation pour l’ériger en modèle à suivre.
Finalement, il nous semble emblématique du néolibéralisme que de chercher à accroitre les gains en capitaux par la flexibilisation de la main-d’œuvre en affirmant que cela vise une amélioration de ses conditions d’existence. Les diverses suggestions de réformes des politiques organisationnelles et des mentalités du travail rappellent la disciplinarisation par l’incorporation propre au biopouvoir. S’intéresser au vieillissement de la population est aujourd’hui une donnée incontournable, tout comme aménager des espaces et des solutions pour éviter au maximum la pauvreté chez les plus âgés de la société. Cependant, vouloir « contrôler leurs habitudes » par des formations et des dispositifs au sein de l’entreprise afin de réduire l’absentéisme dû à la vieillesse, plutôt que de considérer leurs besoins spécifiques apparait quelque peu inhumain comme gestion. De plus, malgré un discours affirmant vouloir protéger les plus âgés de la précarité, lorsque ceux-ci ont une invalidité prolongée, il est pratique courante de les encourager à prendre leur retraite et ainsi décharger le système de prestation salariale d’un coût improductif pour l’entreprise. Je crois qu’il serait préférable de considérer le bénéfice, tant pour l’employé que pour l’employeur, du temps de repos, du temps pour soi, ainsi que la possibilité d’orienter son action vers le futur. Et de prendre en considération la signification des congés supplémentaires pour le bien-être des travailleurs des secteurs les plus exigeants. Une telle perspective nécessite une révision profonde du système de redistribution et de propriété existant dans le cadre du capitalisme financier.

           
Sarah Girard



[1] http://www.newswire.ca/fr/story/1229595/les-employes-absents-coutent-des-milliards-a-l-economie-canadienne
[2]http://www.conferenceboard.ca/francais/francais.aspx
[3] http://www.conferenceboard.ca.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/temp/8a570840-96e8-4e2d-9df4-5e1258ad4fdf/14-138_missinginaction-fr.pdf
[4] http://www.cepr.net/index.php/publications/reports/no-vacation-nation-2013
[5] Guillemette, Roger, Francis L’Italien, et Alex Grey. La saisonnalité des marchés du travail Comparaison entre le Canada, les États-Unis et les provinces. Gouvernemental. Canada: Direction générale de la recherche appliquée Politique stratégique Développement des ressources humaines Canada, novembre 2000. http://www.merici.ca/Bibliotheque_pdf/dev_ress_hum_canada/saisonnalite_marches_travail.pdf.
[6] http://www.rue89.com/2013/08/24/stages-banque-daffaires-ici-part-avant-3-heures-matin-245158

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