jeudi 3 décembre 2015

Le néo-management et les souffrances au travail.

SouffranceTravail
Dans cet article, David Courpasson fait une critique assez sévère du néo-management dont «le contrat d'indifférence» qui le caractérise est comparable, selon lui, à  celui de la barbarie naziste. Le néo-management aurait fait son apparition a la fin des années 1990; un modèle de «soft power», dit-il, axé sur l'ultra-personnalisation des talents, des projets et des récompenses. Ce modèle mobilise toute une forme de rationalisation du langage comme: «soyez vous-même», «le travail c'est la vie», « venez comme vous êtes». En considérant ces nouvelles formules, on serait porté naïvement a croire qu'enfin, le travail d'aujourd'hui est moins aliénant pour l'individu; le néo-management serait ainsi le libérateur de l'esclave moderne - selon Kacauer- que sont les employés de bureau d'aujourd'hui.

Ce serait se méprendre sur le vrai visage de la gestion néolibérale. Car ce type de discours individualiste induit une insensibilité pour le sort des autres. Et Dardot et Laval nous met en garde contre ces conclusions hâtives: ces formules déguisées sous la forme d'émancipation au travail participe de la logique des stratégies néolibérales pour contrôler de façon indirecte la conduite des employés pour mieux créer une dépendance affective de ces derniers a l'endroit de l'entreprise.

La situation de deux employés-cadres, relatée par l'auteur dans l'article, illustre très bien leur dépendance affective à l'entreprise respective  ils travaillent. Pendant dix ans, ils se sont donnés corps et âme  à leur travail. Pour Martin, un polytechnicien,  le projet d'informatique au sein duquel il œuvrait était «toute sa vie»; son attachement à l'entreprise était si grand qu'il dormait au travail, il prenait son lunch en travaillant et il tenait à répondre aux emails même quand il était débordé. On retrouve dans le cas de Martin toute la manifestation de la gestion néolibérale  qui pousse les employés vers «l'autocontrôle», qui les impose une sorte de «contrainte souple». Il a totalement intériorisé l'impératif déguisé d'efficacité productive et de performance individuelle pour faire grossir le capital.

Avec le néo-management -que Courpasson qualifie de « soft power»- les entrepreneurs sont doublement gagnants: d'une part, les employés se tuent volontairement au travail; et d'autre, ils ne peuvent pas s'organiser en collectif contre les organisations; puisqu'ils sont divisés par la logique de la concurrence individuelle. Ainsi, la gestion néolibérale  détruit toute identité collective au travail: la nouvelle formule est chacun pour soi, Dieu pour tous. Aussi, ce néo-management, selon Courparson, abolit les frontières traditionnelles de l'existence individuelle dans lesquelles l'individu avait une vie dehors du travail. Il n'était pas aliéné au projet, à la marque, à la réussite d'une entreprise; de sorte que quand la réalité le rattrape, il perd son identité, il ne se reconnait plus; comme Martin qui avoue « s'être oublié lui-même».


C'est en ce sens que l'anthropolgue Marshall Salins nous dit que les sociétés d'abondance étaient les sociétés traditionnelles puisque dans ces sociétés, le travail n'occupait pas la centralité dans la vie des gens. La société travailliste est donc une construction de la vie moderne dans laquelle l'entreprise néo-managériale mobilise même les zones intimes de sa vie et se l'approprie pour ses fins économiques. Nous dit Dardot et Laval « cette nouvelle pratique du gouvernement des salariés par l'autocontrôle est supposée être beaucoup plus efficace que la contrainte extérieure» Quelle a été la récompense de ces deux employés?


Charles subit les effets du néo-manegement mis en vigueur par les nouveaux patrons de l'entreprise. Tout comme Martin, ils sont tous les deux devenus des incognitos dans leur milieu de travail. Plus de taches importantes à exécuter pour Charles. Il est payé à ne rien faire. Et son chef lui dit de considérer sa nouvelle situation comme «une espèce de long congé sabbatique». Pour Martin, après 10 années de dévouement sans bornes à son travail; il n'est plus invité à participer  à aucun autre projet, plus de convocation aux réunions de travail. Il n'est même plus invité aux activités sociales de la compagnie. Finalement, plongé dans un grand désespoir, il a donné sa démission.

Cette indifférence est source de souffrance pour tous les deux qui se sentent trahis et rejetés comme de vieilles chaussettes. Au lieu d'avoir des promotions au sein de l'entreprise ou du moins de gravir les échelons pour employer le terme technique du management, leur statut s'est dégradé après avoir consacré toute leur vie, pendant plusieurs années, à  se tuer au travail pour fournir de loyaux services à l'entreprise. D’où l’exagération de Courparsson à comparer l'indifférence du néo-management à la barbarie naziste. C'est pour mieux signifier le manque d'humanité dont les capitalistes font montre pour pouvoir mieux s'enrichir. Ils n'ont pas à être loyaux envers leurs employés; tout ce qui importe c'est leur intérêt individuel qui consiste à maximiser leur profit.  Que de souffrance et de désenchantement que produisent le modèle de travail du néolibéralisme. A l'instar de Bourdieu « peut-on espérer que la grande masse de souffrance produite par un tel régime soit un jour a l'origine d'un mouvement capable d'arrêter la course à l'abime?»



Par Sherley Montauban
Bibliographie
Bourdieu, Pierre. Mars 1998. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, Paris.
(en ligne).
Dardot, Pierre et Christian Laval. 2009. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société
néolibérale, La Découverte, Paris. Pp. 299-306; 309-313.
Bevort Antoine, « De Taylor au néo-management : quelle participation des salariés ?. », Participations 1/2013 (N° 5) , p. 33-51
URL : www.cairn.info/revue-participations-2013-1-page-33.htm.
 

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