mercredi 9 octobre 2013

Usine à bébés en Inde : les enjeux éthiques d'une nouvelle forme de bioéconomie

            Le journal français Sud Ouest nous entretient cette semaine d’un marché émergeant qui suscite de plus en plus de convoitise malgré la controverse qui l’entoure, celui de la gestation pour autrui et du recours aux mères porteuses au niveau international [1]. L’article ici présenté s’attarde au cas d’une vaste clinique nouvellement ouverte à Anand, en Inde, qui emploie des centaines de mères porteuses locales et vend les enfants à des couples occidentaux infertiles, notamment en Angleterre, en Allemagne, au Canada et aux États-Unis.
Le marché indien de la gestation pour autrui est aujourd’hui estimé à plus d’un milliard de dollars par année, contrastant avec les 60 sous par jour avec lesquels vit le tiers de la population. Une mère porteuse peut gagner un maximum de 8000$ par enfant qu’elle conçoit ; l’offre est en effet plutôt alléchante dans un contexte de pauvreté extrême, d’autant plus que la demande est très forte. L’entreprise vend chaque enfant pour environ 28 000$, montant permettant un large profit pour celle-ci et se classant tout de même en-deçà des tarifs américains. L’entreprise défend la moralité de ses activités par le fait que les mères soient consentantes, rémunérées pour leur « travail » et fassent une bonne action en offrant un enfant à des gens. L’une des clientes interrogée explique que la souffrance de ne pas pouvoir avoir d’enfant suffit à justifier l’initiative.
            Si la pratique est autorisée notamment en Inde, elle fait l’objet de bien des discussions ailleurs dans le monde et nécessite une analyse en profondeur. Il importe avant tout de mentionner que ce type d’industrie émerge d’abord grâce au nouveau contexte de mondialisation, qui ouvre la voie à des échanges commerciaux entre pays riches, pays pauvres et pays en développement. Ensuite, la possibilité de créer une industrie basée sur l’utilisation concrète du corps biomédical en tant que capital de production naît d’une idéologie typiquement néolibérale, où l’humain est sa propre entreprise et où la moralité et le profit constituent deux entités indépendantes l’une de l’autre.
À la lumière de ces constats, deux enjeux éthiques majeurs sont à considérer. D’abord, un débat nouveau fait surface quant à la gestion de l’éthique en contexte de marchandage de ressources et de capital humain entre des pays n’ayant ni les mêmes valeurs, ni les mêmes besoins [2]. L’impérialisme éthique, qui consiste à appliquer une éthique uniformisée pour tous, obligerait, par exemple, un pays développé à traiter ses employés dans un pays en voie de développement selon les mêmes normes que ses propres citoyens. En empêchant l’exploitation des plus pauvres par les plus riches, cette méthode nierait néanmoins les besoins propres aux gens du pays en question et les priverait d’opportunités. À l’inverse, le relativisme éthique, qui consiste à traiter avec des normes adaptées les citoyens de différents pays au regard de leurs contextes spécifiques, ouvre grande la porte à l’exploitation et la hiérarchisation des humains, telle que dénoncée dans le cas de l’entreprise indienne ici présenté, par la mise des corps de femmes pauvres au service de couples riches à prix modique, notamment en comparaison aux mères porteuses américaines.
Enfin, la marchandisation des corps et de ses morceaux, qui constituait jusqu’alors une barrière morale infranchie, devient aujourd’hui un enjeu bioéconomique et éthique de taille [3]. On assiste en effet à une transformation majeure de la valeur du corps qui passe d’une entité sacrée possédant une histoire à un objet commode et profitable par son morcellement. On observe également une nouvelle forme de hiérarchisation et d’aliénation des corps, considérant que certains soient plus ou moins marchandables selon l’ethnie, la richesse, le sexe, etc., alors que d’autres préservent cet aspect sacré et sont plutôt des consommateurs. Une dépersonnalisation de l’individu qui vend son corps est à considérer, notamment aux yeux de l’acheteur et de l’industrie ; comment peut-on comprendre cette nouvelle forme de rapport au corps?

Si plusieurs critiquent pleinement la mise au rancard de la moralité en contexte bioéconomique, la situation est certainement à étudier plus en profondeur et de nouvelles mesures de gestion sont encore à élaborer, car ce type d’industrie est appelé à grandir et à se diversifier.


[1]Sud Ouest. Une « usine à bébés » va voir le jour en Inde. France, le 5 octobre 2013. Document consulté en ligne : http://www.sudouest.fr/2013/10/05/une-usine-a-bebes-va-voir-le-jour-en-inde-1190389-4803.php.

[2]Petryna, A. (2006). « Globalizing Human Subject Research », dans Petryna, A., Lakoff, A., & Kleinman, A. Global Pharmaceuticals : Ethics, Markets, Practices, Duke University Press, pp. 33-60.

[3]Sharp, L.A. (2007). « Body Commodities. The Medical Value of the Human Body and its Parts », dans Bodies, Commodities, & Biotechnologies. Death, Mourning, & Scientific Desire in the Realm of Human Organ Transfer, New York, Columbia University Press, pp. 47-75.

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